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Gouttes de vie, suite d'écrits
15 mai 2016

Avoir une playstation

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Hier, je suis allée acheter une playstation 3. Je suis montée dans la voiture, j'ai fait le trajet, et en quelques heures j'avais ma playstation installée chez moi, avec mes jeux. J'en attends d'autres qui arrivent dans la semaine ; ça me laisse le temps de réaliser. J'ai l'impression que c'est Noël, mais c'est bien plus que ça. J'ai l'impression que j'ai de la chance. Que j'ai acquis un droit.

Je ne sais pas si j'ai déjà mentionné ici ce qu'est pour moi être un adulte. Il y a des paliers à franchir (ou non) pour atteindre ma conception de l'adulte : avoir un salaire, boire du café, fumer, conduire, avoir son propre logement, boire de l'alcool, avoir une carte de crédit, le droit de vote... Bref, toute une panoplie de droits et d'expériences qui font qu'on est un adulte à part entière. Je n'ai pas envie de faire tout ça. Je n'ai pas non plus envie d'être entièrement adulte. Je ne le serai sans doute jamais. Jusqu'à hier, je ne pensais pas qu'une playstation était sur cette liste. Maintenant que j'en ai une, je comprends que c'est le cas, et je suis fière.

Ca, c'est le côté positif. Mais il y en a un autre, plus complexe. Si je suis si fière, ce n'est pas seulement parce que je suis adulte, mais parce que je suis une femme. Personne ne semble comprendre ce que je ressens. Pour moi, je suis en train de lever un tabou. Oui, c'est stupide mais c'est la vérité. Dans mon esprit, la playstation a toujours été une console "pour hommes". C'est sur cette console qu'étaient les jeux violents, les jeux pour les grands, les jeux surtout qui ne m'étaient pas destinés. Dans mon esprit, ces jeux étaient aussi trop complexes pour moi.

Comment ai-je pu me construire un tel schéma ? Je joue depuis des années. Sur pc, certes, mais parfois à la manette. En prenant en main celle de la Playstation, hier, quelle n'a pas été ma surprise de réaliser que non, les touches n'étaient pas vraiment différentes, que non, les combinaisons n'étaient pas complexes, bref, que cette console n'est pas plus inaccessible qu'une autre... Et que je suis tout à fait capable de la manier. D'ailleurs, pourquoi ne le serais-je pas ? Je ne suis pas plus stupide qu'une autre. Qu'un autre. Pourquoi ne pourrais-je pas faire un jeu que mon frère serait capable de faire ? Pourquoi serais-je moins bonne que lui ?

J'ai grandi dans une famille où seuls les hommes jouaient. Pourtant, dès mes 6 ans, ces hommes m'ont mis une manette entre les mains. Ils m'ont fait jouer aux jeux de course, de voiture... Mais pas à tous les jeux. Et jamais seule. Pourquoi ? Parce que c'était les hommes qui possédaient les consoles, et par conséquent les jeux. C'était l'ordinateur de mon père, la Nintendo 64 puis la Gamecube de mon frère. Personne ne m'a jamais rien interdit. J'ai dû négocier pour avoir mes propres jeux mais pas parce que j'étais une fille : parce que je n'étais pas propriétaire de la console et qu'il n'était donc pas forcément légitime que j'y joue. Pour cause, je ne l'avais pas payée. Quand je jouais, c'était surtout à des jeux familiaux en tant que deuxième joueur. Parfois, c'était mon frère qui insistait pour que je joue ; il voulait avoir un adversaire. Le principe de base était que mon frère gagnerait forcément. Je n'ai jamais compris pourquoi à l'époque. Aujourd'hui, ça me paraît évident : il avait plus d'expérience. Je n'avais pas mes parties à moi sur les jeux solo : je le regardai jouer. C'était sa console, ses jeux.

Bien sûr, cela a évolué avec le temps. J'ai pu acheter quelques opus et trouver le moyen de les faire. Il restait prioritaire sur sa console. Pour l'ordinateur, c'était un peu différent. J'ai eu accès à des jeux, pas mal de jeux. Surtout des jeux éducatifs, en réalité, ou des jeux "pour fille" : l'Oncle Ernest, Adibou, Mon atelier d'écriture, jeune styliste... Une exception : l'univers de Zork, introduit par mon père. Je gravitais donc autour d'un monde qui m'intéressait. Qui m'attirait. La preuve, plus aucun homme de ma famille ne joue actuellement. Moi, oui. Souvent. Pas de façon suivie, parfois sans toucher à rien pendant des mois, mais au point d'avoir une pratique régulière. Aujourd'hui, je suis celle qui est légitime. 

Alors pourquoi cette impression en achetant une playstation ? Je me sens ridicule en formulant le concept, en osant avouer ce que je ressens. Mais il n'y a pourtant pas de doute : parce que je suis une fille. Personne ne m'a jamais empêchée, personne ne m'a dit que ce n'était pas pour moi. Je me suis créé un tabou toute seule. Ou plutôt... J'ai intégré sans y penser une conception du jeu vidéo véhiculée par la société, moi qui n'y pense jamais, moi qui joue depuis des années, moi surtout qui n'ai pas tendance à prêter attention à ce genre de choses.

Par cette simple constatation, je me rends compte que j'ai été touchée par l'inégalité homme/femme. Je le savais déjà, dans plein d'autres domaines, pour plein d'autres petites choses. Mais hier, je crois que j'ai compris quelque chose. Oui, personne n'empêchera une femme d'être mécanicien, ou plombier, ou astronaute. Personne ne dira ouvertement (parfois si, malheureusement) qu'elle n'est pas capable. Même si personne ne le fait, elle s'en empêchera toute seule. Parce qu'elle croirait l'opinion établie, celle qui, insidieusement, se faufile jusqu'à son cerveau pour la convaincre qu'elle ne peut pas. Une opinion qu'elle ne demandera qu'à croire (syndrome de l'imposteur, quand tu nous tiens).

J'aurais pu m'acheter une playstation il y a dix ans. Je ne l'ai pas fait. J'en voulais déjà une à l'époque. Mais je m'étais convaincue que ce n'était pas pour moi. Combien de femmes pourraient-elles réaliser des choses et s'en empêchent ? Toutes, je pense. Bien sûr, l'exemple d'une console de salon est trivial dans mon cas. Pourtant, le fait de pouvoir jouer, faire mes jeux moi-même est une telle libération que je n'en suis pas si sûre. Je suis heureuse, mais surtout, j'ai l'impression qu'on m'a libérée d'un immense poids. Que je suis beaucoup plus libre que je ne l'étais hier. J'aurais dû le faire plus tôt.

J'espère que cette expérience me servira de leçon. Je suis capable, et j'ai le droit. Je ne dérange personne. Je suis une femme, je suis une adulte (aussi), et j'ai le droit de jouer à la playstation.

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